Qui nourrit les SDF à Strasbourg ?

L’entrée avancée d’ES Strasbourg, pour que les SDF soient sous la pluie

Il paraitrait que le climat durcissant est prompt à la fleuraison de certaines espèces journalistiques telles que les Aesculus hippocastanum, autrement appelés marronniers communs. Quel est ce climat en ce jeudi de fin novembre ? Pluie ininterrompue, légères brises de vent, une température qui stagne autour des 3° Celsius : il fait morose. Mais voulez-vous une devinette ? Qu’est-ce qui se trouve à la rue qu’il fasse chaud ou froid, qu’il pleuve ou qu’il neige ? Oui, une personne sans abris, vous avez fait mouche. N’étant pas doué de métagnomie je n’ai pu éviter la redondance du sujet social à la petite semaine. Pourtant les maraudes c’est toute l’année, deux à trois fois par semaine. L’urgence de nourrir les plus démunis ne fluctue point avec l’arrivée de l’hiver, elle est omniprésente, et qu’est-ce qu’un état d’urgence continu si ce n’est une crise.

18H42

Ce n’est pas McDo qui distribue les repas

Le rendez-vous avec Strasbourg Action Solidarité était donné devant le McDonald’s de la gare de Strasbourg, pour 19 heures. Malgré l’impératif logistique de cet endroit, je ne pouvais m’empêcher de voir une touche d’ironie dans la double symbolique qu’implique ce point de départ. Des personnes arrivant avec de nouveaux espoirs d’un côté, le temple international de la malbouffe de l’autre, une association qui essaye d’apporter des repas sains aux personnes désillusionnées au milieu.

Steve, bénévole et ancien de la rue

La première camionnette ne tarde pas à arriver, Steve est à ses rênes, un vétéran blanchi sous le harnais :

« Je suis un ancien de la rue. Ça fait six mois que je suis au chômage et ça fait six mois que je fais du bénévolat à temps plein, ça tombait sous le sens pour moi. »

Pendant que je parle à Steve un journaliste s’approche, il a réservé sa place pour suivre la maraude bien avant moi, son Full-frame à 5000 euros lui sera utile pour filmer la misère en basse luminosité. Je m’aperçois que je dois encore prendre de la bouteille avant de pouvoir être un aussi mauvais coucheur que lui.

Mais revenons à nos moutons ! Autour de nous le vacarme est constant, des centaines de personnes déambulent, plongés dans leurs pensées. Je remarque que le monde des sans abris s’assimile à revêtir une cape d’invisibilité, absolument personne ne vous remarque. 

J’imagine que si la SNCF devait sortir une eau de toilette au doux nom de « La Gare », par exemple, elle aurait des notes pas si subtiles de pneus, de chien mouillé et de kebab.

Des paniers de produits alimentaires destinés à la poubelle sont récupérés au Petit Casino se trouvant à côté. Quelques repas distribués plus tard, il est déjà temps de partir. 

19H53

Il ne mange pas de mignardises tous les jours

Les bouchons n’ont pas aidé à traverser le peu de distance qui nous séparait du prochain point de passage. En face du parking du centre commercial des Halles et à côté du siège d’ES « résident » quatre SDF germanophones. Non pas qu’ils soient très friands de shopping, mais jusqu’à récemment ils pouvaient s’abriter de la pluie tout en profitant de l’échappement de l’air chaud. Cela a quelque peu changé depuis qu’ES a avancé son pas de porte. Visiblement business et SDF ne rime pas ensemble, mais qui suis-je pour en parler, je n’ai pas fait d’école de commerce. 

Je suis frappé par l’âge de ces personnes, ils sont vieux comme Hérode. Le temps ne leur a fait aucun cadeau, leurs visages ressemblent à des cartes froissées, leurs mains sont comme des branches desséchées, prêtes à casser. Comment font-ils ? Comment savoir quand on vit comme des coqs en pâte sans s’en rendre compte. 

A bon escient, Valérie Suzon, présidente de l’association, n’hésite à porter les repas vers eux. En effet, certains ont du mal à se lever et il commence à se faire tard. 

20H34

Maraude en cours

Il reste beaucoup de pain sur la planche, et pour cause, on fait un détour pour déposer une partie de la nourriture sauvée des poubelles. Tout ne sera pas distribué ce soir. La solution consiste à la mettre de côté dans des box de stockage situés aux alentours de la plaine des bouchers.

Je constate qu’il ne faut pas faire la fine bouche. Ces invendus sont parfois abimés ou entrouverts. La salade en sachet commence à se décomposer. Quant au pain, qui n’est pas sur la planche mais entassé en cassettes, il sera quelque peu rassis dans deux jours, lors de la prochaine maraude.

21H15

En direction vers le squat Bugatti

Bugatti est un constructeur automobile de luxe français qui fait en moyenne 215 millions d’euros de chiffre d’affaire par an. Il se trouve que c’est aussi le nom du squat abritant près de 200 personnes, situé dans la zone industrielle de Hautepierre.

Quand vous pensez à un squat, il vous vient à l’esprit (vous pouvez cocher les quatre réponses) :

  1. Une zone de non droit
  2. Des jeunes venus pour dégrader la propriété d’honnêtes gens
  3. Un endroit rempli de drogués
  4. Une maison remplie de « Roms » profitant des allocations sociales 
Tout le monde est très amical

Je n’ai rien vu de tout cela. Sans aller jusqu’à l’utopie, le plus étonnant semblait être cette cohésion naturelle, babylonienne, entre différentes nationalités, peuples et cultures. Une arche de Noé précaire et fragile soutenue par quelques associations chevronnées. Si parler d’utopie est vraiment déplacé compte tenu du contexte, il faut reconnaitre une forme de communisme dans cette micro-société qui partage à parts égales les précieuses denrées apportées par les bénévoles.

Pour autant parler du squat c’est comme parler de corde dans la maison d’un pendu. Rappelons qu’il n’existe pas de trêve hivernale dans ce type de contexte. Ces individus, dont nombreux sont des femmes et des enfants en bas âge, peuvent se retrouver de nouveau à la rue, du jour au lendemain.

Le second étage est réservé aux enfants et aux familles

Je ne cesse de m’étonner de la chaleur qui se dégage des lieux : ils ont pris des bureaux désaffectés pour y faire un foyer, un endroit propre où les enfants peuvent courir et jouer. La reconnaissance envers Strasbourg Action Solidarité se lit sur les visages des habitants, ils savent très bien qu’à cheval donné on ne regarde pas la bride. 

22H26

Le gros plan permet de ne pas dévoiler les visages

Si la montagne ne va pas à Mahomet, Mahomet ira à la montagne. Cette dernière était à l’arrêt Gallia. Compte tenu de l’heure, les jeunes habitant sous le pont de cet endroit touristique devaient être sacrément affamés. Ces jeunes sont communément appelés « punks à chien » et la montagne de préjugés qu’ils subissent quotidiennement fait qu’ils ont du mal à faire confiance, même aux associations qui viennent les aider. Les manoeuvres florentines envers eux n’ont pas manqué ces dernières années car leur présence ne reflète pas l’image de carte postale que l’eurométropole est sensée projeter.

Désormais ils font confiance aux bons bougres de l’association. Difficile de résister à la fameuse soupe faite maison. L’odeur du potiron au romarin se fait sentir à des mètres autour de la camionnette. La recette change à chaque tournée, essayer de deviner les ingrédients est devenu comme un jeu.

23H07

En général Yann met des chaussures

Je sympathise rapidement avec Yann. Le pauvre n’a pas eu le temps d’enfiler ses chaussures pour venir récupérer son repas. Il a un air très gentil, on lui donnerait le bon Dieu sans confession. Il est d’accord pour qu’on fasse une petite interview, l’une des rares choses qu’il peut encore offrir. Toutefois je ne pourrai pas filmer son visage, il tient à garder son identité, l’une des rares choses qu’il possède encore.

Je peux te poser quelques questions classiques ? D’où viens-tu ? Depuis quand es-tu dans la rue ?

« Oui, pas de problèmes ! Je suis d’origine slovaque, ou tchèque, enfin… c’était la même chose à l’époque. Ça fait 17 ans que je suis à la rue, dont 15 à Strasbourg. »

17 ans ?! Pourtant tu as l’air jeune !

« C’est l’air frais qui fait ça, je te l’assure. Peut-être l’endroit aussi, je suis toujours resté à cet emplacement, près de l’eau. Il y a de plus en plus de pollution, c’est vrai, mais ça me dérange pas. D’ailleurs, je ne me rappelle pas être tombé malade depuis que je vis là. Je veux dire vraiment malade, pas un petit rhume. »

Justement, comment tu te nourris, pour ne pas tomber malade ?

« Je mange de tout. Les gars (de l’association) m’ont donné quelques trucs, comme tu a pu le voir, comme des knacks, de la soupe, un sandwich… Quand ils ne sont pas là j’essaye de m’acheter des fruits, ça dépend. »

Ça fait longtemps que tu connais l’asso ?

« Plus ou moins, peut-être un an, ou un peu plus. Avant je ne voulais pas dépendre d’autres personnes pour ma survie. D’ailleurs c’est pour cela que je suis à la rue, j’aime être seul. Mes parents ne savent toujours pas que je vis comme ça. Mais avant, plutôt que de demander de l’aide je pouvais passer trois ou quatre jours à ne rien manger ou boire. Il m’arrivait de faire les poubelles. Mais je me plaignais pas, j’allais pas pleurer comme d’autres, d’autant que je l’ai choisi. Désormais je fais confiance aux associations car tout est devenu plus difficile pour les sans abris. »

Plus difficile ? Dans quel sens ?

« Je veux pas rentrer dans les détails, mais les gens sont moins sympas, ils donnent moins. Il faut faire attention à ses affaires, tu les laisse pas n’importe où. »

23H38

Il est temps de rentrer

On aurait pu discuter le bout de gras durant des heures, mais je me suis souvenu que Yann était pieds nus, couvert d’un léger sweat à capuche, et que moi j’avais une grosse doudoune et des chaussures d’hiver. Alors que certains se font livrer leur repas, lui n’a eu le temps que de commencer le sien.

Je m’apprête à prendre le tram pour rentrer chez moi, cet endroit où il fait bon, où un frigo rempli de nourriture m’attend. Difficile de ne pas être marqué par de telles rencontres, pourtant je sais que demain des préoccupations qui ne valent pas un fifrelin me feront tout oublier.

Reportage écrit par Dimitri Satchenko

12 janvier 2020

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